La gamification : Jouer au bureau, est-ce bien sérieux ?
La simple évocation de cette idée provoque un sourire ironique, et peut même crisper certains managers.
Faut-il leur en vouloir ?
Le jeu est culturellement associé au loisir, à l’enfance, à tout le contraire de la productivité et du professionnalisme attendus dans le monde de l’entreprise. Pour beaucoup, introduire des points, des badges ou des classements dans les tâches quotidiennes ressemble, au mieux, à un gadget managérial, au pire, à une tentative un peu infantilisante de masquer les vrais enjeux du travail.
De là à en conclure qu’il s’agit d’une perte de temps et de crédibilité, il n’y a qu’un pas franchi allègrement par la plupart des managers.
Et pourtant. Si cette perception commune passait à côté de l’essentiel ?
Et si ces même managers étaient déjà pris au piège de la gamification, sans même en avoir vraiment conscience ? Ce concept est en effet largement utilisé dans les applications mobiles pour nous engager à rester actifs et à contribuer à leur performance. Et vous, vous avez combien de badges sur Waze ?
La gamification, ou ludification, est donc bien plus qu’une simple distraction. C’est une approche stratégique qui, lorsqu’elle est bien pensée, puise sa force directement dans les mécanismes les plus fondamentaux de notre cerveau. Des recherches scientifiques très sérieuses, notamment dans le domaine des neurosciences et de la psychologie de la motivation, commencent à décrypter l’impact profond que ces mécaniques ludiques ont sur notre motivation, notre concentration et notre engagement.
Alors, oublions un instant les préjugés. En s’appuyant sur une étude scientifique récente, nous allons démontrer que non seulement la gamification est une affaire très sérieuse, mais qu’elle pourrait bien être l’un des leviers les plus efficaces pour raviver l’engagement de nos équipes et stimuler leur envie d’innover.
Ne le dites pas tout de suite aux autres managers qui vous écoutent avec un sourire ironique, mais vous tenez probablement un véritable outil de performance qui n’a rien du gadget…
La Dopamine : l’hormone de la récompense au cœur de la gamification
La gamification consiste à utiliser des mécanismes de jeu (points, badges, classements, etc.) dans un contexte non ludique, comme le travail, pour motiver et engager les participants.
Au cœur de notre cerveau se trouve un mécanisme puissant, hérité de notre évolution : le circuit de la récompense. Ce circuit, piloté par un neurotransmetteur célèbre, la dopamine, n’est pas tant celui du plaisir que celui du désir, de la motivation et de l’apprentissage. Lorsqu’on accomplit une action jugée bénéfique par notre cerveau (manger, réussir un challenge, recevoir une approbation), celui-ci libère de la dopamine pour nous envoyer un message clair : « Ceci est important, retiens-le et recommence ». C’est un moteur fondamental qui nous pousse à agir.
L’illustration la plus célèbre de ce mécanisme de renforcement est sans doute la « boîte de Skinner ». Dans cette expérience menée par le psychologue B.F. Skinner, un rat apprend très vite à appuyer sur un levier pour obtenir une récompense, une boulette de nourriture. Mais que se passe-t-il réellement au niveau neurologique ? Chaque fois que le rat reçoit sa récompense, son circuit s’active et libère de la dopamine. C’est cette décharge dopaminergique qui ancre le comportement, transformant une action initialement aléatoire en une quête motivée. Le rat apprend à vouloir appuyer sur le levier.
La gamification moderne ne fait que transposer ce principe fondamental.
Les points, les badges et les barres de progression sont les « boulettes de nourriture » de notre environnement de travail digital. Ils déclenchent ces mêmes micro-libérations de dopamine qui renforcent nos comportements professionnels et nous encouragent à nous engager davantage. Mais attention Danger ! Une utilisation mal avisée de ces pratiques peut être contre productive. Par exemple, le choix d’utiliser des points ou des badges dans la mise en oeuvre de la gamification n’est pas neutre…
Points ou Badges ? Ce que la Science nous dit
Une étude fascinante menée par van der Velde et ses collègues en 2021 a utilisé l’IRMf pour comparer l’effet des points et des badges. Leurs résultats sont cruciaux pour tout manager souhaitant utiliser la gamification :
- Les Points, reçus de manière fréquente et directe, activent massivement le circuit de la récompense. Ils sont très efficaces pour motiver une action à court terme, mais ils nourrissent une motivation extrinsèque : on agit pour les points. Le jeu n’est alors plus un moteur d’engagement, mais une source de stress, de comportements individualistes et d’une vision à court terme. On a remplacé la motivation intrinsèque – le plaisir de bien faire son travail – par une dépendance à une récompense externe qui, à terme, érode l’esprit d’équipe et le sens même de la mission.
- Les Badges, qui symbolisent l’atteinte d’un palier ou la reconnaissance d’une compétence, agissent différemment. S’ils activent aussi le circuit de la récompense, ils stimulent en plus des zones du cortex préfrontal associées à l’évaluation de soi et à la reconnaissance sociale.
L’implication est majeure : notre cerveau ne traite pas toutes les récompenses de la même manière. Un badge n’est pas juste un « gros point ». Il est interprété comme un symbole de compétence et de statut. Il a donc plus de chances de soutenir une motivation intrinsèque, c’est-à-dire le plaisir de bien faire son travail pour la satisfaction que cela procure.
Cette distinction est la porte d’entrée parfaite pour comprendre que la gamification efficace va au-delà de la simple récompense. Elle doit nourrir des besoins psychologiques plus profonds, ceux-là même décrits par la Théorie de l’Autodétermination…
Au-delà de la Dopamine : les 3 piliers psychologiques du jeu
Mais la gamification n’est pas seulement un simple mécanisme de récompense, une « décharge de dopamine » qui nous rendrait accros. Si cette dimension existe, les recherches les plus complètes, comme la méta-analyse de Sailer et ses collègues publiée dans Computers in Human Behavior, révèlent que cette vision est très incomplète.
Le succès d’une gamification durable ne repose pas sur une simple récompense, mais sur sa capacité à satisfaire trois besoins psychologiques universels, les véritables moteurs de notre motivation intrinsèque :
- Le besoin de Compétence : Nous sommes tous motivés par le sentiment de maîtriser notre sujet, de relever des défis et de voir notre progression. Les éléments de jeu comme les points, les barres de progression ou le déblocage de niveaux sont avant tout des feedbacks instantanés qui nous disent : « Tu y arrives, tu deviens meilleur ».
- Le besoin d’Autonomie : Nous avons besoin de sentir que nous sommes aux commandes, que nous avons le choix. Un système qui nous impose un chemin unique est démotivant. La gamification intelligente doit offrir des options : choisir son personnage, sa « quête », la manière d’aborder un problème…
- Le besoin d’Appartenance Sociale : L’être humain est un animal social. Nous sommes profondément motivés par le sentiment d’être connectés à une communauté. Les défis d’équipe, les classements collaboratifs ou la reconnaissance par les pairs sont des leviers bien plus puissants que des récompenses solitaires.
C’est en nourrissant ces trois besoins que la gamification cesse d’être une simple mécanique pour devenir une véritable expérience engageante.
Vers une gamification « intelligente » : miser sur le social et l’imprévisible
Alors, comment éviter cet écueil ?
Selon les auteurs de cette étude, la clé réside dans une approche plus subtile et plus « humaine » de la gamification. Plutôt que de se concentrer uniquement sur des récompenses matérielles ou virtuelles, la « gamification intelligente » mise sur des leviers plus puissants et durables :
- Les récompenses sociales : La reconnaissance par les pairs, la mise en avant d’une réussite collective, ou encore la possibilité de collaborer sur un projet stimulant sont des sources de motivation bien plus fortes que de simples points. Une gamification intelligente favorise donc la collaboration plutôt que la compétition à tout prix, les défis d’équipe où tout un département gagne des points collectivement pour atteindre un objectif commun.
Plus : On pourra aussi s’appuyer sur les plateformes modernes de type Réseaux Sociaux d’Entreprise. Elles permettent aux employés de donner une reconnaissance publique et instantanée à un collègue pour son aide ou une réussite. Ces messages ne sont pas des points à accumuler, mais des marqueurs de capital social qui renforcent les liens, valorisent l’entraide et créent une culture de la reconnaissance horizontale.
- L’imprévisibilité : Des récompenses inattendues ont un impact beaucoup plus fort sur notre cerveau. Un bonus surprise, une reconnaissance publique inopinée ou un nouveau challenge excitant peuvent raviver la flamme de l’engagement là où la routine – y compris des récompenses attendues – peuvent l’éteindre.
Plus : Plutôt qu’un bonus fixe pour chaque tâche terminée, imaginez un système où la complétion d’un projet difficile donne à l’équipe la possibilité de gagner une récompense surprise : un budget exceptionnel pour un déjeuner d’équipe, un jour de congé supplémentaire, ou encore l’accès à une formation très prisée.
Ainsi, des entreprises du secteur de la vente expérimentent des « loteries de la réussite ». Au lieu de récompenser uniquement le meilleur vendeur, chaque vente au-dessus d’un certain seuil donne un « ticket » pour un tirage au sort mensuel avec un prix significatif. Cela permet de maintenir la motivation de toute l’équipe, et pas seulement des 2 ou 3 meilleurs, tout en ajoutant un élément d’excitation et de chance.
- Le sens : Les collaborateurs sont plus engagés lorsqu’ils comprennent l’impact de leur travail et qu’ils adhèrent aux objectifs de l’entreprise. La gamification la plus efficace est celle qui est alignée avec les objectifs de l’entreprise et le développement personnel des salariés. On pourra par exemple mettre en place un « arbre de compétences » où chaque employé peut choisir les « quêtes » (formations, projets) qu’il souhaite accomplir pour débloquer de nouvelles compétences et évoluer dans sa carrière.
Plus : Les programmes RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) gamifiés sont un bon exemple de mise en oeuvre efficace. Le « sens » est ici limpide et puissant. L’employé n’agit plus seulement pour la performance de l’entreprise, mais pour une cause plus grande qui peut correspondre à ses valeurs personnelles : la protection de l’environnement, la solidarité, le bien-être au travail… L’impact de ses actions devient concret et valorisant.
Des entreprises et des plateformes spécialisées (comme Squadeasy ou United Heroes) proposent des applications mobiles où les salariés peuvent s’inscrire, seuls ou en équipe, à des challenges RSE. Le classement n’est pas là pour désigner un « gagnant », mais pour célébrer l’équipe qui a eu le plus d’impact positif, encourageant ainsi une saine émulation autour d’un objectif commun et vertueux.
Conclusion : un outil managérial puissant, à manier avec finesse
La gamification n’est ni une lubie d’adolescent attardé ni une solution miracle, mais un outil managérial qui peut se révéler puissant pour peu qu’on l’utilise à bon escient. En s’appuyant sur les connaissances en neurosciences, les managers peuvent concevoir des systèmes de motivation plus efficaces et plus respectueux de leurs équipes.
L’objectif n’est pas de transformer le travail en un jeu permanent qui fait perdre le sens des objectifs de l’entreprise, mais de s’inspirer des mécanismes du jeu pour créer un environnement de travail plus stimulant, plus collaboratif et, in fine, plus innovant.
Si on accepte de dépasser nos préjugés, la gamification intelligente peut nous aider à repenser notre façon de manager et nous proposer un ensemble d’outils dédiés au développement de la performance de nos collaborateurs.
Alors, on se fait une petite partie ?

Laisser un commentaire