Faut-il vraiment (se) fixer des objectifs ?

Connaissez-vous le phénomène de déprime du marathonien ?

Inutile de dire que la préparation d’un marathon est exigeante. Elle demande tout d’abord d’atteindre un premier niveau en course à pied, laissant envisager la capacité de courir pendant 42,195kms. Atteindre cette condition peut déjà demander du temps et des efforts. Et même pour ceux qui en sont arrivés à ce premier palier, un marathon c’est au minimum 8 semaines, souvent 12 semaines de préparation spécifique impliquant un volume hebdomadaire de course de course à pied conséquent. C’est souvent une organisation personnelle centrée sur l’échéance à venir : les différentes sorties à caser dans un emploi du temps déjà chargé, l’attention portée à la nutrition, les phases de récupération, etc. Et enfin, pas une sortie au cours de laquelle on ne pense pas à cet objectif : courir un marathon (ajouter souvent : en moins de…un temps objectif).

J’ai connu tout cela. J’ai même connu à plusieurs reprises les sensations de terminer un marathon, j’ai aussi connu l’abandon sur marathon malgré les semaines de préparation qui ont précédé. Que l’on ait explosé son record personnel ou que l’on ait finalement abandonné avant l’arrivée, la gestion du post-marathon peut être délicate. C’est d’abord l’impression d’un grand vide qui s’ouvre devant nous. Qu’est-ce que je vais faire la semaine prochaine ? Et lorsque je vais reprendre doucement la course, après une période de repos indispensable, quel est le moteur qui va alimenter mes séances ?

Par son niveau d’exigence, le marathon est une formidable école pour apprendre que le principal objectif n’est pas l’épreuve du marathon elle-même, ce n’est qu’une étape, une échéance, un point de rendez-vous avec les autres marathoniens, le principal objectif, la source de plaisir véritable, c’est de devenir marathonien. C’est de vivre en marathonien, d’organiser sa vie en marathonien, de rencontrer des marathoniens et de partager des expériences de marathoniens. C’est le seul moyen de gérer efficacement cette déprime du marathonien.

Première leçon apprise : après le marathon il y a…toujours le marathonien – ou le vide.

Chaque marathon que j’ai couru a aussi été une expérience singulière face à la notion d’objectif : j’ai couru un marathon uniquement pour réussir un marathon, et j’ai réalisé mon meilleur chrono. J’ai couru un marathon pour battre mon meilleur chrono, et j’ai pris de plein fouet le mur, découvrant ainsi l’expérience d’aller au bout de moi-même pour terminer, heureux d’en finir malgré le pire chrono jamais effectué. J’ai connu l’abandon à cause de troubles digestifs alors que je me sentais plus affuté que jamais après avoir suivi rigoureusement un plan d’entraînement.

Lorsque je regarde ces différentes expériences avec du recul, j’en tire la conclusion que j’avais finalement atteint mon objectif : me présenter devant la ligne de départ d’un marathon en me sentant prêt. Pleinement préparé à cette épreuve. Aucune exception. Après, il y a le facteur chance, la sensibilité du corps humain et son extrême complexité, et sans doute une multitude de facteurs ignorés qui ont fait les résultats. Impossible de tout maîtriser, il faut donc accepter qu’il y a des jours avec, et des jours sans. Le marathon est en quelque sorte une école pratique du stoïcisme.

Deuxième leçon apprise : on atteint son objectif lorsqu’on a accompli ce qui dépendait de nous. Il faut accepter que le reste n’est rien d’autre que de la chance.

Observons maintenant le départ d’une finale du 100 mètres en athlétisme. 8 sprinters, prêts à vivre l’ultime étape d’un parcours de préparation qu’ils ont entamé plusieurs mois auparavant. Ils ont tous un point commun : le même objectif, la plus haute marche du podium. Ils ont déjà éliminé, en phases de qualification, des coureurs animés par le même espoir et qui doivent maintenant gérer leur frustration. Ils sont donc à moins de 10 secondes de vivre un moment de joie intense, la satisfaction ultime.

Mais à l’arrivée, il n’y aura qu’un seul élu. Et deux aux places d’honneur. Puis le 4ième, échoué au pied du podium. Puis les autres, leur place n’importe plus vraiment. Il y a celui qui est éliminé suite à un faux départ, quelques millièmes de secondes d’anticipation. Celui qui a chuté. Celui qui s’est claqué un muscle et s’est écroulé dans une douleur déchirante. Pourtant, je ne doute pas une seule seconde que tous avaient l’objectif de se retrouver sur la plus haute marche du podium, et que cet objectif a rythmé leur rude vie d’entraînement pendant des mois.

A l’évidence, ce n’est pas le fait de se fixer un objectif qui aura fait la différence.

Je me suis souvent interrogé sur l’intérêt de fixer des objectifs, pour soi-même comme pour les autres. Si les rituels intrinsèquement en lien avec la réflexion sur les objectifs sont des moments bien installés dans la vie personnelle – les bonnes résolutions de début d’année – autant que dans le monde professionnel – les entretiens annuels – force est de constater que cela ne fonctionne pas vraiment pour moi.

En tant que manager, j’ai pu constater combien cette situation se reproduisait dans les équipes que j’encadrais. L’exercice de l’entretien annuel est trop souvent une forme de jeu des bonnes résolutions. Certains, et ils ne sont pas à la marge, découvrent – ou plutôt redécouvrent quelques jours avant de se présenter devant leur manager – les objectifs sur lesquels ils seront évalués formellement. Il y a alors un exercice de reconstruction du réel pour montrer à quel point l’objectif est atteint en collectant des données éparses qui racontent une histoire cohérente sur laquelle s’accorder. Une fois le consensus trouvé, chacun reprend ses habitudes. L’exercice de l’objectif n’a été qu’un épiphénomène dans le cours normal des activités.

Je n’ignore pas la somme considérable d’études et d’expériences qui confirment l’impact d’objectifs clairement fixés sur l’amélioration des performances, depuis les résultats présentés par E.A. Locke (On pourra s’en faire une première idée en lisant : ’The development of goal setting theory: A half century retrospective.’). Mais je n‘arrive clairement pas à en déduire, comme je l’entends trop souvent : « si tu veux réussir, il suffit de te fixer des objectifs » ou, autre déclinaison : « pour faire réussir vos équipes, il faut leur fixer des objectifs SMART ». Sauf qu’entre un salarié performant et un autre en difficulté, il y a bien plus de différences qu’une simple définition d’objectif, aussi smart soit-il.

Par exemple, j’ai lu avec beaucoup d’attention cette étude réalisée en environnement réel : ‘**The Impact of Goal-setting on Worker Performance – Empirical Evidence from a Real-effort Production Experiment’.** Voilà une étude qui démontre, sur la base d’une expérience scientifique, l’écart de performance lié à la fixation d’objectifs à ses équipes !

Pas si sûr que ça…les résultats auraient-ils été les mêmes sans le protocole expérimental associé ? Des études ont démontré que le simple fait de se savoir observés dans le cadre d’une expérience augmentait significativement la productivité des employés. Cela ne signifie pas, bien sûr !, qu’il faut surveiller ses collaborateurs, cela signifie qu’il faut s’intéresser à ce qu’ils font pour obtenir une amélioration des résultats. Une évidence qu’il est bon de rappeler régulièrement…

Que se passe-t-il lorsque l’expérimentation est arrêtée ? La démonstration faite se confirme-t-elle dans la durée ?

Si les conditions de réalisation des activités n’ont pas été stabilisées, j’en doute. Je préfère m’attarder sur ce qu’écrit James Clear dans son ouvrage Atomic Habits :

The purpose of setting goals is to win the game. The purpose of building systems is to continue playing the game.

Quelque soit l’objectif fixé, il est bien plus important de créer une dynamique pérenne qui créé les condtions associées à l’objectif.

Combien se sont donné pour objectif de réussir un jour un marathon, sans réussir à quitter leur canapé pour aller courir ?

Combien veulent écrire un roman, mais ne parviennent pas à écrire quelques lignes chaque jour ?

Combien de managers constatent que le Command&Control ne fonctionne pas avec leurs équipes ?

Combien de managers se heurtent à des équipes qui, malgré les objectifs fixés, restent figées dans des modes de fonctionnement peu efficaces ?

Créer une dynamique, c’est donc créer du rythme. Certains diront, et j’en fais partie : c’est désigner celui qui donnera le rythme. Autrement dit, celui qui fixe et anime les rituels, celui qui inscrit les bonnes habitudes dans le déroulement nominal d’une journée. Celui qui ne se contente pas de désigner la cible, celui qui montre le détail du parcours sur le plan puis se place à l’avant du groupe. Celui qui créé les conditions pour que l’objectif soit visible partout, devienne une composante intrinsèque de l’activité.

Ce n’est donc pas, me semble-t-il, d’objectifs dont ont besoin nos équipes. C’est d’une vision. Une vision est bien plus qu’une ambition traduite par des objectifs. Elle dit ce qui fait l’essence même de leur activité, ce qu’ils vont construire de grand ensemble, ce qu’ils vont devenir s’ils s’intègrent dans le projet. Elle répond au ´pourquoi ?’ : pourquoi je me lève chaque matin pour me rendre à mon travail, pourquoi je m’investis, pourquoi je fais tout cela ? Avec une vision, elles ont besoin d’un système qui les met en mouvement : un environnement cohérent avec la vision, des rituels et des feedbacks. Après, seulement après, on pourra fixer des objectifs qui seront autant de repères tout au long du parcours.

Alors : faut-il se fixer des objectifs ?

Réponse : oui, mais ce n’est pas suffisant, et il ne faut pas commencer par cela.

Ce qui est important, je le répète, c’est de créer une dynamique, une mise en mouvement. Fixer des objectifs peut y contribuer, il faut alors les considérer comme des jalons posés sur le chemin pour préciser la direction à suivre. Mais si vos équipes ne se lancent pas sur le chemin, si elles restent assises sur le bas côté, ces jalons ne servent à rien.

On gagnera donc à prendre soin de ne pas se contenter de définir des objectifs, mais un système complet qui sera constitué :

  • d’une vision à long terme
  • d’un plan d’objectifs orientés vers cette vision
  • de rituels pour considérer régulièrement ces objectifs et faire des feedbacks
  • d’habitudes installées dans les équipes pour installer une dynamique de mouvement vers le prochain objectif

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