Mais ils sont fous !

« Pourquoi ? » : La question à poser pour être certain…de ne rien comprendre !

Notre cerveau est une véritable machine à inventer des histoires, et il ne s’encombre pas toujours de la réalité des faits pour arriver à ses fins : créer de la cohérence.

Vous avez décidé d’acheter une voiture. Comme vous faites partie de ceux qui considèrent la voiture comme un objet qui doit répondre à vos besoins, vous avez soigneusement défini une liste de critères de choix : le format (un petit modèle, ou une familiale), le volume du coffre, sa sobriété énergétique, etc. Si bien que vous êtes arrivé à sélectionner deux modèles qui répondent à vos critères, de façon équivalente. Vous êtes chez le concessionnaire, et c’est le moment de faire votre choix. Pas facile, ces deux modèles feront aussi bien l’affaire, rien ne les distingue vraiment, même pas le prix…

Premier cas de figure : l’un des deux modèles connait des difficultés de fabrication et il vous faudra attendre plusieurs mois, et encore rien ne garantit que vous pourrez l’avoir cette année. L’autre est immédiatement disponible. Finalement, le choix s’impose à vous, vous prenez celle qui est disponible.

Deuxième cas de figure : les deux modèles sont équivalents mais quand même, il y en a une qui vous a tapé dans l’œil. Elle a ce petit truc qui vous plait vraiment sans que vous sachiez l’expliquer. C’est décidé, vous choisissez celle-là (dans ce cas, les deux modèles sont disponibles en même temps).

Vous avez donc choisi l’une des deux voitures, même si on ne peut pas vraiment parler de choix dans les deux cas.

Pourtant, quelques semaines plus tard, faisons le pari que vous aurez de très bonnes raisons d’avoir choisi ce modèle plutôt que l’autre. Dans le premier cas, vous raconterez très sincèrement à votre voisin que “finalement, c’est plutôt bien tombé parce ce modèle, il est quand même bien plus… et plus ….”. Et dans le deuxième cas, vous expliquerez avec la même sincérité les raisons rationnelles qui vous ont fait préféré ce modèle, raisons confirmées par l’usage bien entendu.

Nous sommes imbattables pour justifier des choix que nous n’avons pas fait. Notre cerveau a été façonné comme cela, pour résoudre l’insupportable : la dissonance cognitive.

Et si le concessionnaire, vous avait finalement livré le mauvais modèle ? Vous le détecteriez tout de suite – n’est-ce pas ? – et vous retourneriez immédiatement lui demander des comptes et le bon modèle. On ne peut pas vous rouler comme cela, aucun doute là-dessus. Ce n’est pourtant pas si sûr : et si, en fin de compte, vous vous retrouviez quelques semaines plus tard à expliquer pourquoi vous avez choisi cette voiture, en quoi elle est bien mieux, alors même que vous avez adopté le mauvais modèle ?

Impossible ?

C’est ce qu’a expérimenté Peter Johansson. Vous trouverez en bas de l’article son intervention dans un TEDx au cours de laquelle il explique le protocole expérimental. Il est très simple : les participants se voient proposer deux portraits sur des cartes et ils doivent désigner celui qu’ils trouvent le plus attirant. Alors, l’expérimentateur leur tend le portrait choisi et ils doivent, portrait devant le yeux, justifier leur choix. Ce qu’ils font avec beaucoup de sincérité : il est plus souriant, plus gracieux, il dégage quelque chose, etc.

Sauf qu’entre temps, l’expérimentateur a effectué un petit tour de passe-passe et a donné le mauvais portrait, immédiatement après la sélection effectuée par le participant. Il est donc évident que ce dernier va s’en rendre compte, il vient juste de faire son choix. Le résultat est pourtant déroutant et a provoqué de nombreux débats, parfois polémiques, allant jusqu’à remettre en cause le protocole expérimental lui-même. Une très large majorité (74%) n’a pas détecté la supercherie, et a justifié sans difficulté son choix. Puis, lorsque l’inversion leur est révélée à la fin de l’expérimentation, ils avouent ne pas s’en être rendu compte du tout.

Puisque les résultats ont généré beaucoup de doutes, plusieurs expérimentations ont été menées pour vérifier les résultats, notamment en faisant intervenir d’autres sens que la vision, le goût par exemple. Dans une expérience sur un marché, on fait goûter deux produits, boire deux thés par exemple à des participants, on leur demande de désigner celui qu’ils préfèrent, puis on leur tend et on leur demande alors d’expliquer pourquoi après avoir bu une deuxième fois pour bien prendre le temps de la réflexion. Entre temps, les deux produits ont été inversés et là encore, une grande majorité justifie très sincèrement sa préférence…pour le thé qu’il n’avait pas retenu initialement.

Ce phénomène, P. Johansson l’a appelé la cécité du choix (choice blindness).

Il a depuis été confirmé, y compris lors d’expérience démontrant que ce phénomène pouvait avoir un impact sur les choix politiques lors d’élections.

Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant le phénomène de cécité lui-même, que notre capacité à justifier des choix que nous n’avons pas fait. Tout simplement parce nous devons résoudre une dissonance cognitive. Nous pouvons le faire de deux manières : modifier notre choix, ou bien modifier la justification du choix. Et il est souvent beaucoup plus aisé à notre cerveau de réaliser le second cas.

Ne pouvons-nous pas retrouver ce type de biais dans notre approche managériale ? Notamment lorsque nous sollicitons nos équipes en leur posant la question ouverte : “Pourquoi ?”. Pourquoi avoir pris telle décision ? Pourquoi avoir réalisé tel choix en cours de projet, plutôt que tel autre ? Après tout, cela démontre que nous nous mettons à l’écoute des équipes, que nous faisons confiance à leur capacité d’analyse. Et dans les faits, ils se prêteront au jeu, répondront avec une sincérité au-dessus de tout soupçon et inventeront une très belle histoire qui sera d’autant plus crédible qu’elle sera cohérente. Vous-même, en tant que manager, ce sont les incohérences que vous allez rechercher comme autant d’indice d’erreurs d’analyse. Et vous n’aurez souvent pas le choix, ne disposant pas d’éléments factuels pour vérifier que le récit est conforme à la réalité. Un récit cohérent sera rarement remis en cause. Pourtant, vous aurez peut-être face à vous quelqu’un qui vous détaillera les raisons d’une décision qu’il n’a pas prise.

“Pourquoi ?” est une question qui déclenche en premier lieu notre mode de raisonnement rapide, celui qui capte quelques informations autour de lui et construit une histoire qui ne s’encombre pas de la réalité. C’est un phénomène qu’il faut bien avoir en tête quand on conduit le fameux Retex, le retour d’expérience. Se contenter de reprendre le déroulé des évènements puis de se poser – ou de poser la question aux équipes – “pourquoi ?” risque bien d’aboutir à un récit passionnant, structuré par les schémas mentaux de l’entreprise ou bien par les ambitions des uns ou des autres, mais qui ne permet pas de comprendre vraiment la situation.

Nous sommes tous sensibles à ce type de raisonnement rapide, et nous sommes tous atteints de cette cécité du choix. Sans aucune exception, même pour ceux qui connaissent le phénomène. Il est donc inutile de reprocher aux équipes d’enchaîner les mêmes erreurs sans tirer les leçons du passé. En réalité, elles sont atteintes d’une cécité qui ne leur permet pas de comprendre réellement le cheminement des décisions par lesquelles elles sont passées. Mon propos n’est pas de déconseiller de réaliser des Retex, mais de prendre soin du protocole de réalisation de ces retex. Ainsi, deux enseignements me semblent intéressants pour leur mise en œuvre :

  1. Le premier est la nécessité de formaliser et de tracer les structures de décision. Cela n’évite pas à coup sûr tous les biais dans la prise de décision, mais c’est un excellent moyen de décrypter ultérieurement le cheminement des décisions de façon fiable. Une matrice de décision, posée dès le départ du processus pour éviter d’être influencée par l’analyse en cours, puis remplie par plusieurs acteurs du projet, est une bonne façon de préparer le retex ultérieur.
  2. Si la question “pourquoi ?” déclenche un mode de raisonnement rapide et donc biaisé, sa répétition déclenche le passage à un mode de raisonnement plus structuré. C’est exactement le principe de la méthode des 5P (5 pourquoi ?) utilisée dans la recherche des causes racines d’une situation. Lorsqu’un problème est apparu, on questionne une première fois : “pourquoi ?”. On obtient alors une réponse qui peut être plus ou moins biaisée. On pose alors une deuxième fois la question : “pourquoi ? (cette réponse)” et ainsi de suite. En faisant cela, on enclenche un mode de pensée qui ne peut plus se contenter de quelques informations disponibles, mais qui doit conduire un raisonnement complet. Progressivement, les équipes passent de la construction d’histoires à un raisonnement causal structuré. Quelque soit la voie initiale empruntée, il y a de fortes chances que le chemin emprunté par les 5 Pourquoi ? aboutisse à une cause commune, la cause racine.

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