Mais ils sont fous !

Managers : comment prendre en compte l’effet pic-fin ?

Je ne suis pas celui que je crois être…

Il y a quelques jours ma fille âgée de 7 ans nous a annoncé qu’elle voulait absolument continuer à participer à son cours de danse l’année prochaine. Nous ne sommes pas le genre de parents à vouloir imposer notre vision de ce qui est bon et ce qui ne l’est pas à nos enfants, pourtant je dois reconnaître que j’étais dubitatif. Car je savais ce qu’il venait de se passer, et j’avais face à moi un exemple flagrant d’effet pic-fin. Au cours de l’année, notre fille a exprimé à de multiple reprises ses difficultés et sa volonté d’essayer une autre activité que la danse l’année prochaine. Elle voulait néanmoins terminer l’année. Puis est arrivé le spectacle de fin d’année, moment intense ressenti comme une expérience très positive. Au final, toute une année de pratique est condensée dans sa mémoire en un moment très positif, et sa motivation pour poursuivre ignore d’un seul coup ce qui devrait pourtant constituer la majeure partie de son expérience : le nombre de fois qu’elle a souffert et exprimé le souhait d’arrêter cette activité.

J’ai très bien connu ce phénomène lors de ma pratique du théâtre amateur. Pendant une période, la troupe avec laquelle je jouais connaissait des difficultés, tensions entre les personnes, abandons, etc. Dans ces moments là, je me promettais d’arrêter : la somme des expériences était négative, et cela ne servait à rien de poursuivre si je n’avais plus de plaisir. Puis venait le temps des représentations sur scène : moment remarquable, plaisir intense de la scène et…je rempilais l’année d’après. Jusqu’à ce que les difficultés accumulées nous empêchent une année de jouer notre représentation, et là j’ai immédiatement arrêté pour lancer mon propre projet théâtral.

On serait tenté de penser qu’une expérience s’accumule dans notre mémoire comme une somme de moments positifs ou négatifs et que nous sommes donc en mesure de l’estimer dans sa globalité et d’en extraire un sentiment général par comparaison des deux “colonnes” d’impressions, comme dans un fichier Excel. Dit autrement : mon moi mémoriel serait la stricte recopie de mon moi expérimentant.

En réalité, il n’en est rien. Notre cerveau ne peut pas accumuler toute cette expérience. Il fait donc des raccourcis. Je ne suis donc pas tout ce que j’ai vécu, mais uniquement la façon dont ma mémoire a construit ce que j’ai vu. La nuance peut sembler subtile, elle est en réalité de taille…

L’”effet pic-fin” ?

D. Kahneman a été le premier a mettre en évidence ce phénomène avec une expérience très simple. Des groupes de participants vont être soumis à une expérience douloureuse consistant à plonger la main dans un seau d’eau glacée, puis à la retirer. Ils vont réaliser deux fois l’expérience, puis choisir celle qu’ils accepteraient de revivre. La première fois, la main est plongée 60 secondes, puis retirée immédiatement. La deuxième fois, la main est plongée 60 secondes puis l’eau est réchauffée doucement pendant 30 secondes. Dans le deuxième cas, la douleur est donc ressentie plus longtemps mais se termine par une sensation plus agréable. Quand on demande aux participants ce qu’ils préfèrent revivre, le verdict est clair : le deuxième cas est choisi à la très grande majorité. L’écart de durée est ignoré au profit de la sensation finale, qui est la sensation mémorisée et donc celle qui écrit l’expérience vécue. On obtient les mêmes résultats avec un temps d’exposition beaucoup plus court, mais une intensité douloureuse plus forte : dans ce cas, les participants privilégient majoritairement de souffrir plus longtemps sans pic de douleur.

Cette règle est applicable dans de nombreux domaines, et est par exemple bien connue des spécialistes de l’expérience utilisateur. Un exemple dans le domaine de l’expérience client me parait ainsi très intéressant. Il s’agit d’analyser l’impression laissée lors d’un échange avec un support client. A la fin de l’échange, l’employé pose la question suivante : “Avez-vous d’autres points à voir avec moi ?”. Alors le client, qui a obtenu les informations qu’il souhaitait, répond “Non.”. L’employé demande alors : “Accepteriez-vous de répondre à quelques questions de satisfaction ?” et très majoritairement la réponse est négative. Double négation à la fin de l’échange. Lorsque les participants sont interrogés sur leur ressenti concernant l’échange qu’ils viennent d’avoir, celui-ci est mitigé, voire négatif, alors même qu’ils ont obtenu les informations qu’ils cherchaient. Dans la deuxième partie de l’expérimentation, l’employé demande au client : “Ai-je bien répondu à l’ensemble de vos interrogations ?”. Dans ce cas, le client répond par l’affirmative. Et cela change tout ! Il sera beaucoup plus disposé à répondre au questionnaire qui lui est proposé, et son impression générale sera largement positive.

Cette notion d’expérience mémorielle principalement marquée par le pic et la sensation finale traduisent les mécanismes de notre cerveau pour reconstruire la réalité à partir de quelques impressions seulement. Il est donc important de les comprendre et d’en accepter le principe.

Ce qui compte n’est pas tant la réalité expérimentée que la réalité reconstruite en mémoire par notre cerveau.

Managers : comment prendre en compte l’effet pic-fin ?

Comprendre ce principe permet de le décliner d’une multitude de façons. Voici quelques habitudes issues de mon expérience personnelle :

  1. Considérons la façon dont un client va percevoir l’expérience avec son fournisseur. J’ai toujours expérimenté la chose suivante : on peut – c’est la vraie vie – avoir de grandes difficultés avec un projet, et ce n’est pas pour autant que le client est perdu. Ce que va retenir le client, ce n’est pas l’ensemble des difficultés rencontrées, c’est l’intensité de la crise et surtout la façon dont nous avons réagi pour traiter ces difficultés et les résultats obtenus grâce à cette mobilisation. Si ce n’était pas vrai, il n’y aurait quasiment plus aucun projet et les clients ne travailleraient avec quasiment plus aucun fournisseur, car il y a toujours des difficultés sur un projet. Le client reviendra vers le fournisseur qui lui a laissé, à la fin du projet, le souvenir d’une mobilisation la plus efficace et une fin de projet réussie. Il faut toujours travailler la fin de projet, quelque soient les difficultés rencontrées. Il faut organiser avec le client une revue de fin de projet au cours de laquelle on parcourt la liste des attendus et on pose la question : avons-nous bien livré ce qui était attendu et êtes-vous satisfait ?
  2. De la même manière, le départ d’un collaborateur, surtout dans un contexte difficile ou au contraire dans une situation qui laisse un sentiment de trahison, doit être travaillé avec qualité. Laisser une expérience finale positive va avoir un impact sur la perception globale de ce collaborateur sur l’entreprise. Hors, ce collaborateur peut très bien, demain, devenir un client ou plus tard envisager un retour. Il peut aussi tout simplement croiser un collègue qui envisage de postuler dans votre entreprise et va lui demander son avis. Il faut être conscient que son retour général, la perception qu’il transmettra de votre entreprise, est profondément liée à son expérience finale ainsi qu’au pic des expériences vécues. Ainsi, même s’il est déçu par son expérience au sein de l’entreprise, s’il est en conflit avec son manager au point de vouloir partir, le souvenir de moments de réussite forts (un projet difficile livré avec réussite et la reconnaissance reçue) et les dernières expériences vécues construiront l’image de l’entreprise qu’il va renvoyer.
  3. Je dois avouer que je suis mauvais élève concernant la ponctualité. C’est pourtant une règle d’or pour certains, mais il y a pour moi une règle encore plus importante : finir un échange en cours sur une note positive. Donc dans une journée constituée de successions de points de rendez-vous, je préfère générer un énervement parce que j’ai 5 minutes de retard au démarrage et finir la réunion en laissant une impression positive, y compris en prenant quelques minutes de plus démontrant l’importance que j’accorde à mon interlocuteur, plutôt que l‘inverse (arrêter brutalement un échange alors que le sujet n’est pas traité pour m’empresser de rejoindre la réunion suivante).
  4. Cet effet s’applique tout autant sur une journée, une semaine. En tant que manager, il faut s’assurer de créer des pics positifs pour ses équipes dans la journée : fêter une réussite, exprimer une reconnaissance, etc. De même, il faut éviter à tout prix les réunions sous tension en fin de journée, pire : le vendredi soir. J’ai même l’habitude de dire que si une bonne nouvelle arrive un vendredi après-midi, il est grand temps de ranger ses affaires et de partir en week-end pour ne surtout pas laisser le temps à une source de frustration d’arriver ! 1 heure de plus de travail ne changera pas la face du monde, mais 15 minutes d’engueulade avec un collègue pourrit tout le week-end : est-ce que ça ne vaut pas la peine d’attendre lundi matin ?
  5. D’une manière générale, cela rejoint une règle de la méthode GTD (Getting Things Done) : commencer la journée par ce qui est compliqué, ce qui peut faire mal (un échange difficile, une tâche désagréable). Puis ensuite prévoir un évènement positif (le pic). Enfin, finir la journée sur une bonne nouvelle, une note positive, une démonstration de reconnaissance.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *