Menacé donc stressé : la séquence logique bien connue
Le stress est une réaction primaire de notre corps, lui permettant de réagir à une menace et d’être préparé à enclencher une réaction de type combattre ou fuir avec un maximum d’efficacité. Il correspond à un ensemble de réactions de l’organisme, tant émotionnelles que physiques, face à une situation particulière. Cette réaction et très bien documentée, depuis les régions du cerveau qui sont “les donneurs d’alarme” (dont l’amygdale, qui joue un rôle clé) jusqu’à la réaction physiologique associée (tension nerveuse, respiration accélérée, etc.). Le stress est considéré comme fondamental dans le développement de notre espèce, puisqu’il nous a permis de survivre et de nous adapter à un environnement dans lequel chaque menace constituait un risque pour notre espèce.
Le stress implique : un stresseur (un élément extérieur qui agresse l’organisme), une réaction au stresseur et un état physiologique et psychologique résultant de cette réaction (« je suis stressé »). En ce sens, cette réaction de stress peut s’exprimer ainsi : Menacé donc stressé.
Je perçois une menace, donc je prépare mon organisme à réagir à cette menace le plus efficacement possible donc je rentre dans un état de stress.
Ce qui est moins documenté, et moins intuitif, est l’effet de cet état de stress sur la perception de notre environnement. La réaction de stress, en impliquant l’amygdale (activateur de la réaction, puis l’hippocampe (régulateur de l’humeur) et les neurotransmetteurs qui impactent directement la transmission d’informations entre nos neurones, modifie la façon dont nous traitons les informations que nous percevons. Et nous allons voir dans cet article que cette réaction peut avoir des conséquences significatives.
Dans notre monde moderne, nous ne sommes que très rarement menacés pour notre vie face à un animal sauvage ou un incendie de forêt. En revanche nous sommes amenés à prendre des décisions parfois critiques dans un contexte d’incertitude tout en étant soumis à un stress élevé. C’est tout particulièrement vrai dans le milieu professionnel lorsque nous sommes en position de responsabilité importante. Pour prendre une décision, nous allons commencer par analyser la situation : sommes-nous dans un cas qui nous est favorable ou au contraire en situation de menace ? Devons-nous nous prémunir d’un risque majeur ou au contraire nous préparer à accueillir une opportunité ?
Le fait est que nous naviguons dans un monde d’ambigüités et la réponse à ces questions mobilise nos capacités cognitives : rechercher les informations pertinentes puis en faire la synthèse avant de conclure. Seulement voilà : en modifiant nos capacités cognitives, le stress pourrait-il impacter la façon dont nous traitons l’analyse des situations ambigües ? C’est ce que démontrent les deux études que je vais présenter ici.
Nous allons donc ici nous intéresser à la réaction : stressé donc menacé.
Sous stress, une tendance significative à aller vers la conclusion la moins favorable
L’expérience, publiée en juillet 2021 dans le Journal of Neuroscience a été menée sur un échantillon de 91 participants.
L’exercice mis en place est assez simple : chaque participant doit observer une série de produits défiler les uns derrière les autres. Il s’agit soit de téléviseurs, soit de téléphones. A la vue de cette séquence, le participant doit décider s’il est présent dans une usine qui fabrique des téléphones, ou bien des téléviseurs. Pour cela, il peut accumuler autant d’éléments qu’il le souhaite pour aboutir à la conclusion. Les participants sont objectivés pour donner la meilleure réponse possible et sont donc incités à accumuler autant d’informations tangibles qu’ils jugent nécessaires.
Par ailleurs, chaque participant est lié à une catégorie de fabrique (simulation d’une situation où le participant est actionnaire d’une fabrique). Si la séquence apparue est celle associée au participant, il gagne des points, dans le cas contraire il en perd. Autrement dit : une fabrique est un cas favorable au participant, l’autre un cas défavorable, et le participant doit déterminer aussi précisément que possible dans quel cas il se trouve.
Les chercheurs se concentrent alors sur la justesse des décisions prises par les participants – leur capacité à déterminer correctement à chaque défilé d’objets s’ils sont dans un cas qui leur est favorable ou bien un cas défavorable – ainsi que le nombre d’objets qui leur est nécessaire pour déterminer cette conclusion. Chaque participant est soumis à une suite de séquences au cours desquelles il doit déterminer : situation favorable ou situation défavorable.
Le premier échantillon de participants réalise l’exercice dans des conditions nominales, en étant donc calmes et posés. Le deuxième échantillon subit une petite manipulation destinée à faire monter leur niveau de stress : ils sont informés qu’ils vont devoir réaliser une présentation sur un sujet “surprise” devant une assemblée importante, intervention qui sera par ailleurs filmée pour être ensuite diffusée.
Les chercheurs ont vérifié le résultat de leur manipulation par la mesure d’un critère scientifique pour déterminer le niveau de stress : le Spielberger State—Trait Anxiety Inventory (STAI).
Le résultat de leur expérience est sans appel : en situation de stress, les participants ont une tendance beaucoup plus affirmée à conclure qu’ils sont dans une situation défavorable tout en accumulant, pour aboutir à cette conclusion, un nombre d’informations significativement moindre.
Les chercheurs ont ensuite mené des analyses pour mieux comprendre le résultat observé en répondant en particulier à la question suivante : la tendance à conclure plus rapidement à une position qui nous est défavorable est-elle liée à notre situation initiale (en situation de stress, nous pensons a priori que la situation va être défavorable) ou bien à l’écart de poids entre un élément confirmant que nous sommes en situation défavorable et un élément confirmant l’inverse. Leur conclusion va clairement vers ce deuxième point. Nous partons d’une situation initiale neutre, mais en situation de stress chaque élément confirmant que nous sommes en situation défavorable aura un poids nettement plus significatif dans notre prise de décision.
Sous stress, une tendance à trouver autrui plus menaçant
Une autre expérience a retenu mon attention car il me semble que la conclusion a un impact fort dans nos activités professionnelles. Les chercheurs ont, cette fois-ci, cherché à démontrer l’impact du stress dans une prise de décision affective : comment interprète-t-on un visage ambigüe ?
Vous êtes en réunion et il y a autour de la table un ensemble de participants qui adoptent, autant que possible, une attitude professionnelle, donc neutre. Vous savez tout à fait que des sujets sensibles vont être abordés au cours de cette réunion, comme la présentation de mauvais résultats ou des discussions autour d’un sujet qui ne fait pas consensus. Vous allez forcément chercher à déterminer la position et le sentiments de vos interlocuteurs sur ces sujets. Certains seront peut être explicites, mais d’autres s’efforceront de garder une expression neutre. Et si votre niveau de stress influençait votre interprétation de ces attitudes, vous confirmant que vous êtes plutôt entourés d’interlocuteurs qui sont en opposition avec vous, et conduisant votre conduite vers un mode défensif ou de justification, ce qui aura d’ailleurs probablement pour effet de mettre la puce à l’oreille de ces derniers et donc de les rendre effectivement méfiants alors qu’ils étaient plutôt positifs en démarrant la réunion ?
C’est exactement ce qui a été mis en évidence par cette expérience.
Un groupe témoin a été soumis sur ordinateur à 48 images de visages, la moitié exprimant clairement leur émotion (joie ou colère) et l’autre moitié exprimant une émotion ambigüe (surprise).
L’expérience a été reproduite avec un groupe soumis à un niveau de stress élevé, vérifié par une mesure du taux de cortisol. L’expérience a porté sur la façon dont le niveau de stress influence le processus de résolution de l’ambiguïté :
- le pourcentage de visages ambigües sélectionnés comme négatifs
- mais aussi le mouvement de la souris pour réaliser cette sélection, traduisant ainsi soit une hésitation soit à l’inverse une sélection franche.
L’expérience a démontré que le niveau de stress impacte les deux aspects : une élévation du taux d’expressions ambiguës traduites comme négatives, mais aussi une sélection beaucoup plus directe : autrement dit, nous nous posons moins de questions et réagissons de façon plus intuitive.
Ce qui est mis en évidence par cette expérience est que notre capacité d’inhibition de notre biais de négativité est significativement réduite par le stress.
Que faut-il retenir ?
Il est assez simple d’établir d’établir des similitudes entre ces deux expériences et des situations rencontrées dans la vie professionnelle : prise de décision s’appuyant sur des informations partielles ou ambigües et évaluation de l’état d’esprit de nos interlocuteurs sont des actes que nous réalisons quotidiennement.
Les conséquences sont donc multiples : forte attention portée aux risques et négligence des opportunités en gestion de projet, tendance à estimer que les équipes ne réussissent pas sur la base des seules informations négatives, réactions instinctives provoquant des situations de tension avec ses collègues, sentiment permanent d’insécurité et donc inhibition de la motivation et de la volonté d’innover pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés : autant d’éléments impactant directement la performance d’une équipe.
Nous savions déjà que le cerveau humain a naturellement une attraction pour les informations à connotations négatives. En effet, les éléments négatifs marquent plus l’esprit que ceux qui sont positifs : c’est le biais de négativité, une distorsion de la pensée qui se manifeste par une tendance à accorder plus d’importance aux informations négatives qu’aux informations positives. La machine à café est un excellent catalyseur du biais de négativité !
La première leçon de ces deux expériences est la confirmation que ce biais de négativité est renforcé significativement par un état de stress, conduisant le cerveau à se satisfaire d’informations négatives très parcellaires pour arriver à la conclusion qu’un environnement perçu nous est négatif.
Mais ce n’est pas le pire ! La deuxième leçon est que le stress provoque une inhibition des facultés cognitives permettant d’évaluer une situation sur la base de critères factuels. Les décisions sont prises uniquement par le circuit court dans le cerveau, autrement par notre intuition biaisée par l’état de stress.
Ce n’est donc pas tant le renforcement du biais de négativité que l’impossibilité de faire appel aux fonctions cognitives du cortex préfrontal qui pose problème ici. Et c’est bien sur ce dernier point qu’il faut agir, en créant les conditions – le cadre – qui va forcer la sollicitation des fonctions cognitives évoluées. Ce cadre devra être contraignant et parfaitement établi autour de règles simples mais non négociables. Il serait inutile de former nos équipes au langage non verbal pour améliorer leur capacité à traduire une expression ambigüe puisque de toute façon cette capacité cognitive est inhibée en situation de stress. Il est beaucoup plus efficace de créer les conditions pour déclencher l’appel aux fonctions cognitive. Alors seulement arrive l’intérêt d’une formation spécialisée.
La dernière leçon pour le manager est d’éviter autant que possible les ambigüité, car chaque ambigüité créé une opportunité pour l’expression du biais de négativité. Le message d’un manager doit être limpide et son attitude sans ambiguïté. Il faut par ailleurs rappeler que chaque message négatif sera reçu avec un impact beaucoup plus important qu’un message positif, et cela est encore plus vrai lorsque les équipes sont sous stress.
C’est bien le rôle du manager de savoir garder la tête froide et de créer, pour lui-même et pour ses équipes, les conditions non ambigües permettant de maintenir un climat serein.
En synthèse, la responsabilité du manager est de casser le cercle nocif : menacé donc stressé donc menacé donc…. en le remplaçant par une approche du type : menacé donc sécurisé donc…performant !
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